Exercice sur un mythe des origines
J’ai choisi de comparer le mythe présenté ci-dessous avec l’établissement par le ministère de la culture ,de la langue, des aînés et de la jeunesse du gouvernement du Nunavut du Pinasuaqtavut ,[1] mise en forme des « valeurs traditionnelles » inuits. Il me semble pertinent de prendre cet exemple du Nunavut, car, bien que le mythe suivant soit plutôt issu d’une communauté Inuit du Groenland, le Nunavut représente aujourd’hui le projet politique inuit le plus abouti de l’espace circumpolaire et le Pinasuaqtavut est certainement ce qui se rapproche le plus d’une constitution inuit, au sens où il doit guider l’action du gouvernement.
Mythe Inuit des origines tel qu’il est relaté par Jean Malaurie dans Les derniers rois de Thulé[2]
« … Il y a longtemps, tout au début du monde, il y avait à Nulioqqaarfik, près de Nunatarssuaq, un homme et une femme et leur fille ; ils voulaient qu’elle ait un mari, à toute force, car le père avait envie d’un gendre pour ne pas aller seul à la chasse, mais elle, la fille, n’en voulait à aucun prix, non, elle ne voulait pas de mari…
- Tu ne veux pas d’homme, dit le père ; eh bien… tu vois ce chien, prends-le…c’est bien assez bon pour toi.
Il avait à peine prononcé ces mots qu’une sorte d’homme en crotte de chien, dans un cocon de boyaux, entra dans l’iglou et, sitôt entré, voulut en partir, craignant l’effet de la chaleur.
Dés qu’il en sortit le chien hurla, qui avait senti son odeur forte.
Il voulut encore entrer et trouva une passe… D’un bond il sauta sur la fille, s’y agrippa, déchira ses vêtements, et puis la couvrit… Sans que ses parents y pussent rien.
Pas à pas la fille poussa l’espèce d’homme en crotte de chien dehors et le père arriva à l’attacher… mais bientôt il hurla plus fort, rompit ses attaches, entra à nouveau et à nouveau se colla à la fille.
Sans que ses parents y pussent rien.
Enfin le père eut une idée ; il emplit une peau de phoque avec de très gros cailloux, attacha l’espèce d’homme en crotte de chien à cette outre aussi solidement qu’il put, puis emmena sa fille en kayak et la déposa sur une petite île, Qimmiuuneqarfik.
L’espèce d’homme en crotte de chien commença alors à hurler lamentablement, se détacha d’un coup de col et se lança avec son sac empli de cailloux vers le rivage :
- Outre de phoque, large outre de phoque, veux-tu flotter ? Ah ! Ah ! Ah !
Quand il eut dit ces mots magiques en les répétant chacun deux fois, l’outre se mit à flotter comme si elle était vide et l’espèce d’homme en crotte de chien s’y étendit ; il traversa l’eau, rejoignit la fille, quasiment sa femelle, la nourrit…mais hélas ! il mourut peu après de faim et bientôt la pauvre fille accoucha de petits à moitié hommes, à moitié chiens… C’est leur grand père qui les nourrit. Chaque fois qu’il venait, ils avaient très faim et mangeaient tout ce qu’il apportait.
- Qaa, qaa, qaa, qaa, qaa… Mangez, mangez, répétait la mère en clignant ses yeux noirs, n’en laissez pas au vieux gredin
Les enfants léchaient même le kayak, moitié par reconnaissance, moitié par faim.
Et un jour leur mère ajouta :
- Qaa, qaa, qaa, maintenant mangez donc le vieux grand-père, cet imbécile qui m’a donné cette espèce d’homme en crotte de chien pour mari, et, pendant que vous le mangerez répétez bien ce que je vous dis là !
Mais quand le grand-père fut mangé, la femme ne put nourrir ses fils, aussi, dans de grandes bottes de peau, se mit elle à les jeter à l’eau et deux par deux à les chasser vers le large…
Face à la mère elle s’écria alors avec majesté :
- Vous deux, dit elle aux premiers, partez et donnez naissance aux phoques, peu dangereux
- Vous deux, dit elle aux seconds, partez et donnez naissance aux loups malfaisants.
- Vous deux, dit elle aux troisièmes, partez et donnez naissance aux Blancs qui seront seigneurs peu dangereux.
- Vous deux, dit elle enfin aux quatrièmes, partez et donnez naissance aux Tornit, vils et nuisibles.
Ainsi fut crée le monde »
La première chose qui apparaît dans ce mythe est l’antériorité des Inuits (Homme en Inuktitut) sur le « reste du monde » puisqu’avant même la création du monde « Ainsi fut crée le monde », il y a déjà un couple et leur fille. La rencontre avec l’autre (les « Blancs »), intervenue avant la présence de Malaurie (et donc intégrée dans l’imaginaire inuit depuis plusieurs années) permet de réitérer cette antériorité, puisque dans cette histoire c’est la progéniture de la femme inuit qui donne naissance aux « blancs ». Le peuple Inuit est donc un peuple autochtone au sens donné à ce terme par le droit international [3] puisqu’il se définit, lui-même à travers ce mythe par son antériorité d’occupation du monde.
Si le mot Inuit en lui-même définit à la fois l’appartenance à un peuple arctique mais aussi l’appartenance à l’humanité il ne s’agit pas de comprendre cette humanité comme un terme universel désignant l’ensemble des humains par opposition au reste du vivant. En effet il y a des humains non-Inuits dans ce mythe (les blancs) ainsi que des non-humains apparentés aux Inuits, puisque dans la même relation d’antériorité avec le monde qu’eux, c'est-à-dire les chiens. En effet le père, condamnant sa fille à prendre un chien pour époux, rend explicite la présence du chien dans ce monde de l’avant-création. Le chien, ainsi que les produits d’une possible hybridation du chien et de l’Inuit (qui crée une « sorte d’homme », une « espèce d’homme »), partage donc son statut d’antériorité avec l’Inuit. Mais cela n’entraîne pas une égalité des statuts du chien et de l’Inuit, le mariage avec le chien est clairement pour le père une manière d’humilier sa fille et de la punir. De même l’ « espèce d’homme » qui naît de la malveillance du père est honteux de lui-même (il hurle d’avoir « senti son odeur forte »). Plus encore que l’hybridation c’est la malveillance du père à l’égard de l’autre (sa fille, mais aussi le chien) qui rend cette créature honteuse, puisque cette malveillance viole une des valeurs fondamentales de l’Inuit Qaujimajatuqangit[4] (notion que l’on peut traduire par « savoir traditionnel inuit » mais qui est surtout un ensemble de valeurs devant guider les actions des Inuits) qui est l’Inuuqtigiitsiarniq (le respect de l’autre, la compassion). C’est peut être cette malveillance qui fait que cette créature n’est pas seulement née du chien mais est constituée de crotte de chien.
La différence de statut ne se fait donc pas entre ce qui est humain et non humain mais est beaucoup plus complexe que cela. Le chien partage une partie de son statut avec l’Inuit. L’hybridation est possible entre eux, puisque la fille accouche d’enfants mi chien mi homme. Elle-même pousse des cris qui peuvent évoquer ceux d’un chien (« Qaa…qaa »). Cette correspondance entre le chien et l’Inuit explique l’importance des relations avec le chien dans la vie sociale des Inuits. Une très grande attention est apportée aux chiens, notamment leur de leur reproduction, un bon chasseur devant être capable de faire des bons croisements afin d’obtenir une équipée de chiens de traineau efficace. Le maniement du traineau et de ses chiens est une des caractéristiques qui semble faire passer l’individu du statut d’humain à celui d’Inuit, d’Homme. Malaurie se verra en effet qualifier d’Inuit le jour où il arrive à manier parfaitement le traineau et à posséder une meute conséquente et efficace de chiens.
Ces correspondances de statut n’entraînent pas une égalité de traitement entre les chiens et les hommes, les chiens sont dans une relation d’infériorité, qui transparaît dans ce mythe (c’est une punition pour la fille que d’être invitée par son père à prendre un chien pour époux), mais aussi dans la violence de traitement des chiens par les Inuits. Cette infériorité s’inscrit dans le cadre du respect de la faune et de la flore, dernier grand principe Avatittinnik Kamatsiarniq du Pinasuaqtavut. Ce principe de respect, le Pinasuaqtavut le rappelle est d’abord dicté par la nécessité.
Le reste du vivant entretient aussi des relations fortes avec les Inuits puisqu’il est en partie issu des petits de la fille et de l’espèce d’homme en crotte de chien. De la volonté de la fille née donc les phoques, les loups, les blancs et les turnits (sorte de monstres maléfiques). Les distinctions non-humains et humains, ainsi que créatures réelles et créatures imaginaires ne sont pas pertinentes puisque la distinction la plus importance ici est celle qui existe entre ce qui est peu dangereux (les phoques et les blancs) et ce qui est maléfique (les loups et les turnits). Les statuts du vivant chez les Inuits semblent s’être formés selon les exigences de la nécessité et de la survie. En effet il y a forcément des concordances de statuts entre les Inuits et leur outil le plus précieux, le chien, mais il y a ensuite des concordances de statuts entre ce qui peut les servir (les phoques, les blancs – quand Malaurie écrit les effets de l’acculturation ne devaient pas être perçus avec la même acuité qu’après plusieurs décennies de contacts prolongés avec les administrateurs blancs) et de ce qui peut les desservir (les loups, les turnits).
C’est bien encore la nécessité qui régit les règles de vie des Inuits tels qu’elles sont données à voir dans ce mythe. La première nécessité étant bien sur celle de se nourrir. L’absence de nourriture pousse à la dispersion de la cellule familiale (la mère envoie ses petits loin d’elle) voire à la dissolution de celle-ci (la mère demande à ses enfants de manger son propre père).
La majorité des valeurs rendues explicites dans le Pinasuaqtavut (quatre des huit valeurs) sont orientées vers la nécessité : Pijitsirniq (servir la famille et la collectivité), Pilimmaksarniq/Pijariuqsarniq (le développement des compétences
par la pratique, l’effort et l’action), Piliriqatigiinniq/Ikajuqtigiinniq (travailler ensemble dans
un but commun) et Qanuqtuurniq (innovation et ingéniosité dans la recherche de
solutions).
On peut donc réellement parler d’une normativité de la survie.
Le respect des ancêtres a fonction de valeur dans la société inuite (preuve en est le nom d’un des ministères du gouvernement du Nunavut : le ministère de la culture, de la langue, des aînés et de
[1] Disponible en français à l’adresse internet suivante : http://www.gov.nu.ca/pinasuaqtavut/frecover.pdf
[2] Jean MALAURIE, Les derniers rois de Thulé, Plon, Terre Humaine, 5ème édition, Paris 1989, pages 140-143
[3] Rapport COBO de l’Organisation des Nations Unies (1982), Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (1969)
[4] Ces « savoirs traditionnels » ont été mis sous forme écrite dans le Pinasuaqtavut, lors de l’établissement de la province Inuit du Nunavut, comme valeurs devant guider l’action de tout gouvernement Inuit. Ces règles maintenant écrite ont une valeur d’ordre constitutionnel au Nunavut puisque le citoyen inuit peut les opposer à une loi qu’il jugerait non-conforme aux valeurs inuites.
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