mercredi 15 décembre 2010

Beaud, Weber, Choisir un thème et un terrain



Les auteurs :

Stéphane Beaud et Florence Weber ont pour point commun d’avoir enseigné les techniques d’enquête de terrain dans le cadre du centre Maurice-Hallbwachs ce qui explique leur volonté de publier un ouvrage à visée pédagogique. La présentation même de cet ouvrage (chapitres clairs, sous chapitres, titres, encadrés explicatifs, exemples concrets) renforce leur démarche pédagogique.

Cet ouvrage publié en 1996 va à l’encontre d’une tradition ethnologique qui consistait à considérer le terrain comme une quête individuelle de « l’Autre », comme une sorte de « rite d’initiation » dont il fallait garder le secret et non l’enseigner.

Cette volonté s’explique par leur pratique de l’enseignement mais aussi par leurs thèmes de recherche, particulièrement chez Stéphane Beaud qui a travaillé à de nombreuses reprises sur l’éducation. [1] Florence Weber quant à elle à publier de nombreux articles témoignant de son intérêt pour la méthode. [2]

Une des autres caractéristiques de cet ouvrage et d’avoir été écrit par deux chercheurs de deux disciplines différentes, Stéphane Beaud étant sociologue et Florence Weber anthropologue. Ils se justifient de ce choix dans l’introduction : c’est pour eux une démarche presque militante qui consiste à s’opposer au cloisonnement des disciplines et à montrer « l’unité de l’enquête de terrain au-delà de la diversité de ses outils »[3]. Plus encore ils s’opposent aussi ici à la division entre théorique et empirique."Il n'y a pas de description sans concept. L’enquête engage l’analyse »[4]. Ce refus de l’opposition théorique et empirique entraîne donc un refus de la distinction stricte entre travail de terrain et analyse.

Il y a aussi un refus de l’opposition entre méthodes quantitatives et qualitatives. Il n’y a pour les deux chercheurs, pas d’opposition de fond entre ces deux techniques d’approche des sciences sociales mais bien une complémentarité. Or les techniques quantitatives sont soumises à bien plus de rigueur dans le contrôle de la scientificité dans leur production de données. Il s’agit aussi pour eux de rétablir cela en permettant d’avoir des outils d’évaluation des méthodes qualitatives.

Ce texte se positionne clairement dans une vision moderne des sciences sociales, rattachée à l’école interactionniste de Chicago dans sa vision des méthodes et de l’importance du terrain mais aussi dans son intérêt pour l’interdisciplinarité.

Résumé et analyse :

En introduction à ce chapitre de leur ouvrage Stéphane Beaud et Florence Weber rappelle l’importance du contexte de la production des données scientifique dans l’exploitation de celles-ci. Il existe un réel but scientifique à l’exposé de la méthodologie.

La problématique principale est que le choix d’un sujet s’accord au choix d’un terrain, qu’il y ait un terrain possible pour le sujet choisi.

Beaud et Weber choisisse de parler de « thème d’enquête » et entre ainsi en rupture avec terminologie classique de « choix d’objet », d’ « objet d’enquête » et de « construction d’objet ».

Ils font de cette étape de la recherche un processus plus que quelque chose de fini et en le rendant explicite s’inscrivent dans une démarche pédagogique.

L’enquête de terrain s’inscrit forcément dans une perspective prosaïque, un travail de longue haleine, qui ne donne pas forcément ou pas aussi rapidement que les étudiants les souhaiteraient des réponses d’ordre intellectuel aux désirs politiques et sociaux des apprentis sociologues. « Elle n’a pas vocation à fournir des résultats généraux ».[5] Par sa nature même l’enquête de terrain doit être circonscrite et lente.

Le défaut commun à beaucoup d’étudiants est de vouloir s’inscrire, dans la phase même de choix du sujet et son intitulé dans un cadre théorique en référence à des lectures ou des sociologues reconnu, sans garder à l’esprit l’importance de la praticité de l’enquête de terrain.

Le caractère prosaïque de l’enquête de terrain se trouve aussi dans la mobilisation de caractéristiques personnels du chercheur ou de l’étudiant. L’enquête de terrain ne peut se limiter à l’exécution de « méthodes » acquises de manière scolaire puisqu’elle suppose la mise en œuvre de qualités personnelles (capacité d’entrer en relation avec l’autre mais aussi prudence et circonspection, capacité à écouter sans juger).

De cette implication personnelle que nécessite l’enquête de terrain découle une autre exigence de ce travail : celle de l’auto-analyse qui permet de se distancier des ses préjugés et d’objectiver sa situation sociale. Beaud et Weber propose de réaliser un projet d’enquête répondant à plusieurs questions précises afin de procéder à cette auto-analyse. Ils semblent proposer un modèle pratique et pédagogique (et surtout adaptée à la méthode qualitative) pour répondre à une des exigences premières de la sociologie scientifique : se détacher de ses « prénotions » telles que cela est présenté par Emile Durkheim. [6] Cela peut aussi être compris comme une référence à la notion de « rupture épistémologique » théorisée par Pierre Bachelard.

Il existe plusieurs pièges à éviter. L’enquête de terrain étant limitée dans le temps la règle la plus importante à respecter est de trouver un thème pas trop large afin de pouvoir réaliser une enquête pertinente et satisfaisante. La démarche scientifique, à l’inverse de celle du journalisme par exemple, ne vise pas au sensationnalisme, les critères de choix du sujet d’étude doivent donc être guidés par la pré existence d’un groupe d’interconnaissance liée à un sujet plus général.

De plus il ne faut pas faire l’erreur de penser qu’enquêter dans des milieux « officiels », comme l’administration soit plus aisé. Ce type d’institution peut même être un frein à l’enquête qu’elle cherche à l’interdire ou à la diriger.

Il faut éviter la « tentation du pittoresque ». Il s’agit pour Beaud et Weber de ne pas tomber dans le piège des sujets exotiques. Le souci à traiter ce genre de sujets est qu’on aurait tendance à les traiter pour leurs aspects symboliques plus que pour leurs réalités pratique (questions juridiques, économiques, matérielles). Or, pour les deux chercheurs le but même de l’ethnographie est de comprendre les contraintes matérielles dans lesquelles sont pris les individus. Pour eux cette tentation du pittoresque s’explique à la fois par l’histoire même de la discipline sociologique où la marginalité, la différence est valorisée mais aussi par le contexte médiatique qui impose, sans que cela soit conscient dans le discours des étudiants une manière d’aborder certaines questions sociales, qui définit à priori un angle d’approche. On peut rapprocher la vision de Beaud et Weber ici de certaines théories développées par la sociologie de la communication et en particulier celles de Shanto Iyengar[7] qui parle d’un « effet de cadrage » pour évoquer la responsabilité des médias, qui par leur manière de traiter l’information (approche épisodique ou systémique d’un même phénomène) induisent chez les citoyens des schèmes de perceptions d’un problème social.

Beaud et Weber nuance leur position concernant l’objectif de concision du choix de thème en expliquant que cela concerne les sujets pour lesquels l’enquête de terrain est l’outil méthodologique le plus pertinent. Certains sujets impliquent un traitement quantitatif, notamment par la statistique, qui se révèle plus pertinent.

Ce qui importe pour Beaud et Weber dans le choix du thème pourrait se résumer à une distinction entre thème d’intérêt (ce qui intéresse l’étudiant à priori) et thème de travail (ce qui peut correspondre à une enquête de terrain dans lequel l’étudiant à certaines facilité d’entrée et certaines « compétences » d’analyse). Cela ne veut pas dire que l’étudiant doive choisir un thème qui ne l’intéresse pas mais qu’il faille simplement faire preuve de prosaïsme.

Ensuite ce thème doit correspondre à une question de départ, question de départ qui peut trouver des échos dans le langage commun (« univers politico médiatique » selon les auteurs) et dans le langage scientifique (« univers théorico académique »[8]).

La validité de cette question de départ doit, de même, correspondre à la fois à une existence théorique (références à des lectures) mais doit surtout avoir un sens pour une population donnée qui va faire l’objet de l’enquête de terrain. Cette double exigence ne doit pas en cacher une autre qui est celle de l’appropriation par l’étudiant de cette question de départ, cette question doit faire échos aux préoccupations et au vécu de l’étudiant.

Plus encore que de « parler » à l’étudiant, cette question de départ doit si possible se concentrer autour d’un milieu que l’étudiant connaît afin de donner le plus de chances à l’enquête de réussir. En effet l’enquête est une expérience relationnelle, et elle est donc plus simple à mettre en place quand l’étudiante a déjà une place dans le milieu étudié. Souvent par peur de s’impliquer dans l’enquête et de devoir justifier leur présence les étudiants préfèrent travailler sur des lieux publics, où ils peuvent observer sans être vus. Pour Beaud et Weber c’est une erreur et même une sorte de « paresse » intellectuelle.

Pour les auteurs une enquête de terrain ne peut se faire de cette manière, il faut rentrer dans une réelle relation active avec le terrain, « être avec » voire « faire avec »[9]. On peut voir dans ces conseils de Beaud et Weber, une référence aux principes de l’observation participante et aux théories de l’école de Chicago.

La question de l’implication ne se limite pas à la question de l’observation participante mais aussi à la prise de position du chercheur face à son terrain. Pour Beaud et Weber il n’est pas interdit de prendre position dans le débat social et politique, à condition que l’on soit conscient de cette prise de position et de ce qu’elle implique.

Un bon thème n’est pas seulement un thème qui intéresse l’étudiant, qui correspond à un terrain accessible et dans lequel il peut participer mais aussi qui est faisable techniquement dans la courte période impartie. « Il va falloir les traduire en questions d’enquête, c'est-à-dire à la fois les réduire et les rendre plus concrètes, les appliquer à des gens et à des situations, à des hommes et à des moments ». [10] Le thème de traduction est particulièrement intéressant il fait référence à la polysémie des questions de départ, de leur présence dans plusieurs registres sémantiques. Il s’agit en fait d’aboutir à une question qui puisse avoir du sens dans le monde scientifique mais aussi sur le terrain, dans le milieu des enquêtés. C’est cela qui pour Beaud et Weber permet de passer des thèmes et des sujets à un « objet » d’étude adapté aux terrains. Il y a cependant toujours un va et vient entre ces différents registres.

Ce qui fait la qualité d’une question de départ c’est aussi le fait qu’elle corresponde à des pratiques sociales bien identifiables, « cristallisées » qui permettent de faire le lien entre plusieurs thèmes théoriques.

S’il faut que le terrain soit accessible aisément il ne faut pas non plus que le thème soit trop familier à l’étudiant. Une trop grande proximité avec le terrain peut empêcher de se défaire de ses pré-notions. Or le but de l’ethnographie est bien de « dénaturaliser le monde social » [11] ce qui n’est pas possible sans distance, ce que Beaud et Weber appelle le « dépaysement ». Ce dépaysement est un double phénomène puisqu’il s’agit de rendre familier ce qui est étranger et à l’inverse étranger ce qui est familier. Il doit y avoir un équilibre entre ces deux phénomènes, équilibre qui se retrouve dans l’emploi de deux techniques complémentaires (observation et entretien). On peut rapprocher cette analyse de Beaud et Weber de celle que fait François Laplantine, en particulier par l’usage du mot « dépaysement », utilisé par Laplantine pour décrire le phénomène d’étonnement de l’ethnographe qui en découvrant l’altérité, découvre aussi un nouveau regard sur lui-même. [12]

Le rapport d’étrangeté avec le monde étudié peut donner une facilité à l’étudiant, en rendant la distanciation nécessaire à une rupture épistémologique plus aisée.

Plus encore que choisir un thème il s’agit donc pour l’étudiant de choisir d’abord un terrain car celui-ci a moins vocation à évoluer que le thème. Il faut trouver selon Beaud et Weber, en rapport avec ce qu’on vient d’évoquer un équilibre entre la familiarité et l’étrangeté.
Même si les deux chercheurs rappellent qu’il n’y a pas de règles absolues il existe des terrains particulièrement difficiles. Cela peut être des terrains difficilement accessibles pour des raisons structurelles (besoin d’autorisation par exemple) ou pratiques. La difficulté d’un terrain se mesure à la possibilité de « faire sa place » sur le terrain.

Il y a aussi des terrains qui s’avèrent difficiles car trop proches, auquel on participe déjà par exemple et pour lesquels un exercice de distanciation sera beaucoup plus difficile puisqu’on a déjà une place attribuée par les autres protagonistes. Cette distanciation est néanmoins possible, notamment à l’aide d’un regard extérieur. Les auteurs évoquent comment ils ont réussis à faire dégager des problématiques sociologiques, et une distanciation en échangeant avec leurs élèves sur les milieux que ces étudiants fréquentaient.


Enfin selon Beaud et Weber, s’il faut passer par une phase de définition de l’objet avant de réaliser l’enquête de terrain il ne faut surtout pas faire l’erreur de la « fixation » sur cette définition et être prés à la voir évoluer avec la pratique du terrain. Ce que proposent les auteurs de ce guide c’est d’adopter une attitude empreinte de modestie et de remise en cause permanente, attitude qui est pour eux nécessaire à la recherche scientifique. « Le terrain dicte sa loi à l’enquêteur » [13]

Ces deux chercheurs s’inscrivent en cela clairement dans la veine de chercheurs comme Howard Becker et les chercheurs de l’école de Chicago qui insiste sur les liens entre le terrain et l’objet de recherche, qui communiquent de manière réciproque et non de manière unilatérale. On peut voir dans cette démarche une certaine rupture avec la sociologie classique durkheimienne ou avec des auteurs comme Bastien Soule et Jean Corneloup[14] qui envisage la démarche scientifique comme divisée en trois phases distinctes : rupture épistémologique, construction d’un modèle d’analyse, puis enfin constatation, la recherche sur le terrain n’ayant lieu que dans la dernière phase

Anna Schmitt

[1] - 80% au bac. Et après ?… Les enfants de la démocratisation, La Découverte, Paris, 2002

- « Stage ou formation ? Les enjeux d'un malentendu. Notes ethnographiques sur une Mission Locale de l'Emploi », Travail et Emploi, n° 62, avril-juin 1996.
- « Scolarisation et insertion professionnelle des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbéliard », Le Mouvement social, n° 175, avril-juin 1996.
- « Les 'bacs pro'. La désouvriérisation du lycée professionnel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre 1996.

- « Le temps élastique. Etudiants de ‘cité’ et examens universitaires », Terrain. Carnets du patrimoine ethnologique, n° 29, septembre 1997.
- « Bacheliers ouvriers ou précaires. Dire et gérer le déclassement », in Vivre la précarité sous la direction d'Isabelle Billiard et alii , Editions de l'Aube, 2000.
- « Ouvriers bacheliers. Sur le déclassement des 'enfants de la démocratisation' », Lien social et politique, 2e trimestre 2000.
- « Le rêve de retrouver la ‘voie normale’. Les "bacs pro" à l'université », in Gilles Moreau (ed.), L’État, les patrons et la formation des jeunes, La Dispute, 2002.

[2] - « Une pédagogie collective de l’enquête de terrain », Etudes rurales, juillet-décembre 1987 107-108, p. 243-249

- « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse », Genèses Sciences sociales et histoire, 2, décembre 1990, p. 138-147

- « L’enquête, la recherche et l’intime ou: pourquoi censurer son journal de terrain » , EspacesTemps, 47-48, 1991 p. 71-81

[3] Stéphane BEAUD, Florence WEBER, « Introduction» in Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Repères, Paris 2010 (DL 2002)

[4] Ibid

[5] Stéphane BEAUD, Florence WEBER, « Choisir un thème et un terrain » in Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Repères, Paris 2010 (DL 2002), page 20

[6] Emile DURKHEIM « Qu’est ce qu’un fait social ? Règles relatives à l’observation des faits sociaux » in Emile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Paris 1956 (1895)

[7] Shanto IYENGAR, Is anyone responsible? how television frames political issues, University of Chicago Press, 1991

[8] Stéphane BEAUD, Florence WEBER, « Choisir un thème et un terrain » in Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Repères, Paris 2010 (DL 2002), page 29

[9] Stéphane BEAUD, Florence WEBER, « Choisir un thème et un terrain » in Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Repères, Paris 2010 (DL 2002), page 33

[10] Ibid page 33

[11] Ibid page 36

[12] François LAPLANTINE, La description ethnographique, Nathan Université, Paris, 1996

[13] Stéphane BEAUD, Florence WEBER, « Choisir un thème et un terrain » in Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Repères, Paris 2010 (DL 2002), page 44

[14] Bastion SOULE, Jean CORNELOUP « La conceptualisation en sociologie : influences paradigmatiques et implications méthodologiques. L’exemple de la notion de risque dans le sport » Bulletin de méthodologie sociologique numéro 93, 2007



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