mercredi 15 décembre 2010

Cycle de conférences « Le don fait-il encore société ? »


Retranscription de la première conférence : « Ce que donner veut dire –anthropologie et philosophie du don » du 09/11/2010

Conférencier : Alain Caillé

Introduction

Une prise de conscience s’impose : seul le don peut faire société. Or, dans les sociétés contemporaines, le don apparaît aujourd’hui comme menacé. Une réévaluation des potentialités du pouvoir du don pourrait cependant nous sauver, à la condition que l’on développe une conception politique du don.

Nous expliciterons cette réflexion en 3 temps :

Il nous faut tout d’abord expliquer la position de la Revue du MAUSS afin de comprendre ce que serait une conception politique du don et qui permet d’envisager le don comme faisant réellement société (1). Puis, nous dresserons un état des lieux de la situation actuelle du don en actualisant la pensée de Marcel Mauss à nos sociétés contemporaines (2). Enfin, nous nous demanderons « vers quoi allons-nous ? » en nous interrogeant sur l’avenir de la démocratie à travers celui du don (3).

1- Les réflexions développées par la Revue du MAUSS : pour une conception politique du don

Contexte de création de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) :

Dans les années 70, les économistes généralisent le raisonnement économique à toutes les sphères de la société : la représentation de l’Homme comme « Homo Economicus », utilisée pour expliquer le fonctionnement de l’économie, devient un modèle transposable à des objets tels que le divorce, l’éducation ou la religion. Les économistes cherchent à calculer la rentabilité économique de toute activité même impropre à la sphère économique. C’est en réaction à cette évolution de la pensée économique qui influence également la sociologie (Boudon, Bourdieu), que la Revue du MAUSS est créée en 1981.

Pourquoi s’appuyer sur la pensée de Marcel Mauss ?

Cet auteur -et particulièrement un de ses ouvrages, Essai sur le don- apparaît comme celui apportant le plus de matériaux pour mobiliser des ressources scientifiques face à cette généralisation de la pensée économique. En effet, les développements effectués dans son ouvrage permettent de conclure que l’Homme n’a pas toujours été un animal économique, au contraire il ne l’est devenu que très récemment. En synthétisant toute la littérature ethnographique de son époque, mais bien que n’ayant jamais fait de terrain, il découvre que les sociétés premières ne reposaient ni sur le marché, ni sur le contrat, ni sur le troc. Au contraire, elles reposaient toutes sur la « triple obligation », celle de donner, de recevoir, et de rendre. Se montrer généreux et reconnaître la générosité de l’autre. Le don n’est pas charité, il est déclaration de guerre. Il s’agit en réalité d’aplatir son rival par sa générosité car le don oblige l’autre, l’amoindrit lorsque ce dernier ne peut pas rendre. Or, cette déclaration de guerre permet d’éviter la guerre physique et de se concentrer sur la générosité, de transformer ses ennemis en amis.

Le système de don instaure une triple alliance :

-horizontale : entre les guerriers : il s’agit d’échanger des présents plutôt que de combattre : le présent le plus significatif est le don des femmes

-verticale : découle du don des femmes : instaure une alliance par le sang : par les ancêtres et la progéniture

-diagonale : avec des entités invisibles : alliance reposant sur le sacrifice, le religieux

Ainsi, grâce au don et à cette triple alliance, la structuration politique de la société s’établit autour de la reconnaissance et de la transformation de ses ennemis en amis.

Précision autour de la générosité : le don est-il généreux ?

Lorsqu’on s’intéresse au sens du don, deux écueils sont à éviter. Le premier découle à la fois du postulat économiste et des théories de Bourdieu relatives au capital social. Il consiste à considérer l’Homme comme un être foncièrement intéressé incapable de donner pour un autre motif que la satisfaction de son intérêt propre. Le second procède de la philosophie phénoménologique qui voit l’essence du don dans l’absence totale de don. En effet, selon Derrida par exemple, lorsque je donne je ne donne pas car je me regarde en train de donner et cette démarche narcissique invalide donc l’intentionnalité du don. Le vrai don consisterait à ne rien donner.

Ces deux théories amènent à déconsidérer le don dans sa potentialité à faire société. Elles voilent le véritable questionnement relatif au don : quelle est la bonne intentionnalité du don ?

Dans cette perspective, les réflexions de Marcel Mauss permettent de dépasser ces deux écueils et d’envisager le véritable rôle du don dans la société.

Les quatre mobiles fondamentaux de Marcel Mauss :

-le don est à la fois intéressé (1) et désintéressé (2): celui qui donne trouve son compte à condition que l’autre donne à son tour.

-le don est libre (3) et obligatoire (4) à la fois : il est obligatoire socialement pour vivre en société mais la liberté du don se manifeste par le choix du cadeau, de celui à qui l’on donne, etc…

Il est donc nécessaire que le don mélange ces 2 couples. Le don est hybride et c’est seulement en mariant ces quatre mobiles irréductibles qu’il est don :

-si je n’ai d’intérêt que pour moi (1) alors je reste dans la logique purement économique de l’échange // si je n’ai d’intérêt que pour l’autre (2) alors je tombe dans le régime sacrificiel

- si je donne seulement par obligation (3) alors le rituel est stérile // si je donne en toute liberté (4) alors ce n’est pas un don mais un acte gratuit dénué de sens

2- Le don aujourd’hui : actualisation de la pensée de Marcel Mauss

Trois remarques permettent de comprendre la place du don dans nos sociétés contemporaines.

Le rôle des religions tout d’abord. Les religions ont généralisé le don en l’étendant aux inconnus et non à la communauté, comme c’était le cas dans les sociétés premières. Elles l’ont également radicalisé (on s’affiche généreux et on donne pour de bon, alors que le don suppose surtout de s’afficher comme généreux sans nécessairement donner). Elles l’ont enfin intériorisé comme une obligation qui vise à donner sans montrer que l’on donne puisque donner devient une affaire de morale. C’est cette moralisation du don qui a marqué l’avènement de la démocratie dans l’espace national.

On constate aujourd’hui l’existence de deux types de sociétés :

-la société secondaire : moderne : celle dans laquelle dominent le marché, l’entreprise, l’échange économique, etc. Dans ce type de société, l’efficacité fonctionnelle des personnes est bien plus importante que les personnes elles-mêmes

-la société primaire : traditionnelle : la famille, les amis, les petites associations, etc.

L’affirmation contraire est ici valide : ce sont les personnes, bien plus que leur efficacité fonctionnelle, qui comptent. C’est le don qui régit ce type de société. Or, le don est aujourd’hui en danger parce que le rôle de ce type de société tend à s’affaiblir et à laisser la place à la société secondaire dans laquelle la rationalité économique prédomine.

La conception politique du don. Elle ne concerne pas seulement la relation de personne à personne. Elle envisage le don dans sa dimension méso sociologique, microsociologique, comme les relations d’association à association par exemple. Si cette conception était généralisée, on pourrait l’appliquer au sein d’une communauté politique, du politique en lui-même, ce qui permettrait de réaliser l’intégral des dons.

Nous sommes actuellement entrés dans l’ère du « régime totalitariste à l’envers » : seul ce qui est de l’ordre de l’individu devient légitime, le « commun » est indécent. La place de la société primaire s’amenuise. Nous sommes également passés du stade de la « grande société » à celui de « société monde » ce qui complexifie les relations entre les hommes. La « petite société » caractérisée par la prédominance du système du don à petite échelle a laissé la place aux « grandes sociétés » comme la religion ou le politique, et pour lesquels la Loi est devenue l’outil majeur. Enfin, la « société monde » a émergé, s’appuyant sur internet et le virtuel ainsi que sur une conception renouvelée du don notamment en matière de logiciels libres, etc…

3- Où allons-nous ?

Dans ce contexte –société monde, complexification des relations, prédominance de la société secondaire- quel est l’avenir de la démocratie et du don ?

Dans la lignée de la réflexion développée par Thomas Penn en 1797 en matière de droits de l’homme, on peut se demander comment faire préférer aux hommes la société à la guerre, la démocratie à la guerre. La question de l’intérêt du don et de sa séduction pour les hommes dans nos sociétés modernes est une question de politique fondamentale. Nos sociétés sont caractérisées par des conceptions utilitaristes de la démocratie et le don ne peut y échapper. Comme le souligne Hanna Arendt, toute les philosophies de la démocratie sont empruntes de la question suivante : « à quoi ça me sert ? ». Les choix d’individus séparés qui s’associent librement sont orientés vers la maximisation de leurs avantages individuels.

Une critique de cette conception peut être dressée sur trois plans :

-elle est « occidentalo-centrée » : elle repose sur la certitude de la supériorité de la civilisation occidentale. Or, il faut adopter une logique de la reconnaissance de l’altérité et de l’égale légitimité des cultures

-elle nécessite une situation économique favorable : un taux de croissance élevé qui permet la croyance en un avenir meilleur. Or, nos sociétés sont caractérisées par des périodes de faible croissance, voire d’état stationnaire

- elle part du postulat et de la croyance que la croissance économique amène la démocratie. Or, l’actualité internationale et les constats politiques et environnementaux invalident cette croyance.

Protéger la démocratie dans nos sociétés actuelles doit donc passer par un nouveau paradigme et c’est ici précisément que le don peut déployer toutes ses potentialités.

Ce qui nous permet de protéger la démocratie, ce n’est pas la croissance, c’est la « convivialité » qui consiste à renoncer à l’ubris et à la puissance. De nouveaux principes organisateurs du monde sont à envisager :

- la construction d’une commune humanité : la logique du don s’exercera à l’échelle mondiale et permettra de promouvoir une « société monde » anti-utilitariste. La convivialité sera le maître mot et le don un outil politique au service de ce nouveau paradigme qui permettra d’assurer un état de démocratie et non de guerre, « de transformer ses ennemis en amis ».

- l’organisation de ce nouveau monde ne peut occulter le problème des revenus et du partage des richesses qui est inéluctablement lié au passage d’un état de guerre à un état de démocratie : un revenu minimum inconditionnel doit être instauré et un niveau de revenu maximum doit permettre de limiter la puissance et la démesure.

Seul le système du don peut nous sauver en permettant la mise en place de ces principes organisateurs et la création d’une société conviviale. Là réside toute l’importance de la conception politique du don défendue par la Revue du MAUSS et qui permet, en confrontant la pensée de Marcel Mauss aux défis posés par nos sociétés modernes, de reprendre conscience que seul le don fait société et que lui seul permettra de sortir des impasses d’une conception économiciste et utilitariste des relations humaines.

Cécile Bes

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