Entretien réalisé par Olivier Abel, émission « Présence protestante », France 2, réalisation Claude Vajda, 7 et 14 octobre 1993.
Jean Carbonnier (1903 – 2003) est l’un des plus grands penseurs et juristes du 20ème siècle. Il fut professeur à la Faculté de droit de Poitiers de 1937 à 1955, puis celle de l’Université de Paris jusqu’en 1976. Le doyen Carbonnier[1] a ouvert le droit à la sociologie et a ainsi fondé la sociologie juridique. En tant que législateur, ses travaux sur le Code Civil et le droit de la famille ont profondément influencé la Législation française, notamment la loi de 1975 sur le divorce par consentement mutuel.
Résumé
Dans le présent entretien, réalisé dans divers lieux-symboles[2] dans son parcours d’homme et d’universitaire, jean Carbonnier nous livre sa vision du droit, ce mal nécessaire que l’homme est contraint de s’infliger pour que le royaume des hommes ne se détruise pas. Il nous permet d’entr’apercevoir l’étendue de sa réflexion, à travers les notions de droit et de non-droit, sur la société humaine, la croyance religieuse et surtout il nous rend témoin de son regard enveloppé de sagesse et de spiritualité, serein et ancré dans son identité protestante.
Le droit au non-droit c’est le vœu exprimé à des sociétés humaines passionnées de droit[3] qui se trouvent face à une inflation législative et à un pullulement des droits subjectifs, de s’abstenir du droit qui porte en lui toute à la fois un idéal et un postulat de panjurisme et de laisser la place aux autres ordres normatifs.
Analyse
Dans le présent entretien jean Carbonnier nous enseigne que le droit dogmatique appartient aux sociétés humaines, en cela il est « un droit trop humain » disait-il. Il est un mal nécessaire[4]dans le royaume du monde contrairement au royaume de Dieu[5]. Mais la passion pour le droit dogmatique peut mettre la raison en déroute au point de rendre l’humain incapable de concevoir les rapports humains autrement que comme des rapports de droit.
Répondant avec beaucoup d’humour à une question d’Olivier Abel sur un texte qu’il avait rédigé et intitulé « La prosopopée des pieds », jean Carbonnier fait la démonstration de l’absurdité à légiférer sur tout et n’importe quoi. Dans le texte cité, le doyen Carbonnier se questionne avec ironie sur le moyen de sortir d’un compartiment d’autobus sans piétiner sans voisin, faut-il que le droit objectif pose des règles quasi militaires et des gestes millimétrés de mouvement du pied ou que tout simplement la personne qui veut sortir prête attention à ne pas marcher sur le pied de la personne assise en face d’elle ?
« Le voisin va hurler si vous marchez sur ses pieds … La règle de droit ici va s'appliquer immédiatement, vous ne résisterez pas au cri qu'il va pousser. »
Jean Carbonnier écrivait « Ne légiférez qu’en tremblant »[6] et « Ne jugez qu’en tremblant ». Ici le doyen Carbonnier met en garde contre l’abus du droit dogmatique, ce « grand pêché[7] » qui constitue une restriction à la liberté naturelle de l’homme. C’est donc avec prudence que le législateur et le juge, puisque les deux produisent du droit, doivent y recourir. Cette prudence, le doyen Carbonnier se l’est appliqué lorsqu’il a été législateur.
Il avait en effet le souci lorsqu'il légiférait « qu'au résultat de la législation, il n'y ait pas une fraction de la population française qui se sente marginalisée par ce que l'on a fait. Il faut avoir égard à la diversité des réactions »
Face à ce droit dogmatique, jean Carbonnier invitait à laisser la place à tous les phénomènes de non-droit. Là où il y a absence de droit, là où le droit étatique se retire, le non-droit offrira un ordre normatif autre dans une perspective de pluralisme juridique. « Le droit est aux côtés du non-droit dans un rapport soluble, d’inter normativité et d’acculturation réciproque[8] »
C’est en 1963 lors d’un colloque consacré au dépassement du droit que jean Carbonnier présente l’hypothèse du non-droit. En 1969, il écrit dans Flexible droit « La sociologie juridique a pour l’heure étudié la règle de droit (…) qu’elle étudie aussi le jugement. Elle a surtout étudié le droit ; qu’elle étudie aussi le non-droit, tous les phénomènes d’absence de droit. »[9]
Dans la notion de non-droit telle qu’elle a été développée par le doyen Carbonnier « il y a une préférence latente pour l’abstention du droit, un encouragement à s’abstenir du droit le plus possible. L’encouragement s’adresse au juge comme au législateur. »[10]
Cette préférence pour le non-droit trouve-t-elle ses racines dans l’homme spirituel et tourné vers son Créateur qu’était jean Carbonnier ?
Si le droit dogmatique appartient au royaume des hommes, si le droit est « la partie mortelle de l’existence »[11], le non-droit selon jean Carbonnier, est-il le moyen de parvenir au royaume de Dieu ?
Jean Carbonnier, le non-droit ou la quête spirituelle du royaume de Dieu
Tentons une analyse en rapport avec la Genèse : le royaume des hommes est né suite à la désobéissance d’Adam et Eve à qui Dieu avait interdit de manger de l’arbre de la Connaissance et qui abusés par le serpent ont enfreint cet interdit.
Contraints de quitter le royaume de Dieu, ils « descendent » sur la terre qui deviendra le royaume des hommes, lequel est synonyme de difficultés, de labeur et de pêchés[12]. L’humanité s’est développée dans ce royaume et avec elle le droit.
Toujours dans la Genèse, Caïn a tué son frère Abel. La société humaine a engendré la transgression et cette transgression a appelé le droit.
Dans un souvenir et une quête du royaume perdu, l’homme grâce à la spiritualité, c'est-à-dire grâce à une ouverture de son être à l’univers et aux autres créatures aurait recours au non-droit pour atteindre l’état de grâce et d’enchantement qui le rapprocheraient de son Créateur[13].
Le non-droit, partie immortelle de l’existence, est l’énergie qui alimentera le cheminement personnel marqué par le respect de l’Autre et par le respect de tout ce qui compose notre monde. Cela suppose de la part de celui qui s’y inscrit une prise de distance avec son égo, elle est une forme de renoncement aux richesses matérielles au profit d’un épanouissement intérieur, elle est une quête du sens et de l’essentiel, donc de l’invisible.
Pour jean Carbonnier, profondément inscrit dans son identité protestante, cela passe également par un rapport direct avec les Saintes Ecritures. Ce qu’il appelle également les trois seuls : l’Ecriture Seule, la Grâce seule, Dieu Seul.
La symbolique des images et de la réalisation du film
Les séquences tournées dans le musée du désert sont empreintes d’une ambiance de monastère, propice au recueillement. Le chant des oiseaux tout au long du film, la nature omniprésente, sont autant d’invitation à rentrer dans l’univers de jean Carbonnier.
L'entretien se poursuit dans l'herbe, le soleil brille (représentant la spiritualité, l'énergie) à travers les arbres qui sont filmés avec insistance (l'homme vit dans un arbre entre la terre et le ciel, entre l'esprit, l'énergie et la mort. La mort ce sont les pierres sur lesquelles ils sont assis).
Suivent d'autres images de nature, paysages de collines quand résumé de son œuvre. Puis dans le train, il est assis près de la fenêtre et regarde au dehors. Dans sa maison de famille à Libourne on le voit écrire à son bureau. L'entretien se fait encore dehors, sur la terrasse, on entend les oiseaux en fond sonore, mais aussi les cloches.
La deuxième partie commence dans les arbres et avec les vignes. Puis de nombreuses images champêtres des environs de Libourne.
Son bureau est le lieu où se déroule l'essentiel de l'entretien. De là il a élaboré et développé ses théories et écrit ses ouvrages. La caméra très proche pour un entretien au plus près. Il a sur son bureau devant lui un code civil qu'il touche, il est un juriste.
Deux parties de l'entretien se déroulent à l'université Paris II. L'une informelle où il entre par une entrée recouverte de graffiti, on le voit marcher mêlé dans la foule, comme chez lui. Puis dans une salle où il a enseigné aux environs de 1965, il se dit à l'aise d'être sur les bancs, position qu'il juge bien plus confortable que sur l'estrade[14].
Il donne l’image d’un d'un professeur proche des étudiants, le contraire du dominant, imbu de lui même.
L'autre formelle il entre par la belle porte, marche et s'assoit dans un beau couloir et interrogé sur le sens théâtral du droit il dit qu'il ne mettait pas la robe en sociologie juridique, modeste il utilise l'excuse de la craie salissante.
Au musé du Louvres devant le tableau Le Tricheur[15] à l'as de carreau, il en fait une interprétation juridique, qui prend la forme de la question suivante :
« Quand quelqu'un triche dans un jeu illicite, est-ce qu'il ne rétablit pas une sorte justice? »
Son regard protestant est omniprésent. Il ne se déshabille pas de sa culture et nous offre un point de vue non de-subjectivé.
Clémentine Guyot - Zohra HN
[1] Il a gardé cette dénomination de son passage à la Faculté de Poitiers dont il fut le doyen.
[2] Le Musée du Désert, la maison familiale à Libourne sa ville natale, l’Université de Paris II où il a enseigné dans les années 65.
A propos du Musée du Désert : Situé à Mialet dans le Gard, jean Carbonnier en a été le conservateur. Le Musée célèbre la mémoire des protestants Camisards et la guerre des Cévennes. Le mot Désert renvoie au peuple Hébreu qui a connu dans son Histoire la proximité la plus grande avec les Saintes Ecritures, l’Ancien Testament, lorsqu’ils étaient dans le désert. Cet épisode dans l’Histoire protestante symbolise également le retour aux Saintes Ecritures et la relation directe entretenue avec Dieu.
[3] Voir pour plus de détails l’ouvrage « Droit et passion du droit », jean Carbonnier, Flammarion, collection Champs essais, Paris, 1996
[4] Jean Carbonnier : « La loi est un mal nécessaire, puisqu'il faut une contrainte pour faire faire aux gens ce qu'ils devraient faire spontanément » ; « toute loi en soi est un mal »
[5] Théorie des deux règnes de Luther : le règne de Dieu et le règne des hommes
Jean Carbonnier : « Le droit n’appartient pas au royaume de Dieu, le droit appartient au royaume du monde et par conséquent, le droit est marqué des mêmes faiblesses, des mêmes pêchés que le monde. Mais le droit est là pour empêcher le monde de se détruire »
[6] Jean Carbonnier : « (…) Ne légiférez qu’en tremblant, ou bien entre deux solutions, préférez toujours celle qui exige le moins de droit et laisse le plus aux mœurs ou à la morale », in Scolie sur le non-droit, in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p. 50
[7] Jean Carbonnier : « Nous ne sommes pas dans le royaume de Dieu, on est obligé de vivre avec le péché des hommes ; il y en a partout et tout irait très mal s'il n'y avait pas le droit. Mais le droit lui même est un grand péché »
[8] Gilda Nicolau, in cours de Méthodologie en date du 15 novembre 2010
[9] Jean Carbonnier : « on pourrait, à coté du droit dogmatique, imaginer une sociologie du droit, de même que Lucien Lévy-Bruhl pensait qu'on pouvait imaginer une science des mœurs à coté de la morale. »
[10] Jean Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, 2004, P. 63
[11] Gilda Nicolau in cours de Méthodologie en date du 15 novembre 2010
[12] Le premier meurtre : Le meurtre d’Abel
[13] Jean Carbonnier : « Un royaume nouveau où il n'y aura plus de lois, et nous l'espérons tous. »
[14] Jean Carbonnier parle de la fosse orchestre qui existait dans les amphithéâtres entre les places occupées par les étudiants et le professeur, il explique qu’il ne la voyait pas comme une coupure entre professeurs et étudiants mais comme la place pour un orchestre, pourquoi pas donner des cours en musique.
[15] Peint par Georges de La Tour vers 1635
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire