jeudi 16 décembre 2010

Genèse, 1-4 : transcription d’un mythe d’origine en termes juridiques

Aujourd’hui, quand on parle des mythes d’origine, trouvés dans les textes fondamentaux comme la Bible, on ne considère plus que ces textes sont une la simple transcription de récits oraux transmis de temps immémoriaux. Ils sont en réalité des œuvres de poètes lettrés, qui utilisent certes le matériau mythique traditionnel, mais le retravaillent parfois très librement pour répondre à des besoins précis[1]. Néanmoins, ces textes sont une source indispensable pour découvrir les mythes d’origine.

Parallèlement, on doit mentionner l’observation de Lévi-Strauss que «ce que les mythes font pour les sociétés sans écritures, c'est le rôle que notre civilisation prête à l'histoire»[2]. Ce rôle ne se limite pas à la pure connaissance du passé. L’histoire est maintenant un fondement de la politique, un guide et une source de légitimation du pouvoir en même temps.

Malgré les objections théologiques, on accepte que la Bible développe une conception mythique de l'histoire. Les deux remarques précédentes indiquent que le mythe d’origine qu’on trouve dans la Bible - en 3 versions - servit deux liturgies (pas obligatoirement séparées). Certainement, tous les mythes s’évoluent et s’adoptent aux nouveaux besoins. Par exemple, ces récits de création n'avaient pas, dans le judaïsme au tournant de l'ère chrétienne, le caractère normatif qu'ils ont acquis par la suite[3]. La liturgie de chaque mythe explique aussi les différences qu’on observe parmi les mythes pareils de la même société[4]. Au contraire, le rôle de la transmission de l’histoire explique les éléments communs dans la mythologie de plusieurs peuples, qui ne communiquaient pas[5].

On pourrait dire que les mythes d’origine sont en réalité une mémoire collective de notre évolution, qui est décrite selon le langage de chaque peuple et de chaque époque. De cette manière, le mythe d’origine de la Genèse n’est pas statique, mais on peut le considérer comme un mythe d’évolution. L’homme comme les animaux sont construits du matériel, soit l’eau soit la terre. Alors le mythe souligne notre existence matérielle et proche d’animaux. Ce qui fait la différence entre l’homme et les animaux c’est l’esprit[6]. L’être humaine est tout d’abord une couple d’homme et de femme[7]. Selon l’autre version, Adam est crée d’abord et puis Eve. Alors, c’est une confusion ? Le premier récit ne s’intéresse aux relations de sexes, mais plutôt aux relations être l’homme, la nature et Dieu ? Ou sont-ils deux mythes différents qui viennent de différentes époques ? Dans ce dernière cas, le premier mythe est une mémoire d’une époque à la quelle l’organisation qui inscrit l’identité sociale de l’homme au masculin et de la femme au féminin n’était pas tres avance. Il est aussi probable que les deux versions ne sont pas vraiment différentes. La création de l’être humaine (homme et femme) dans la première version fait partie de la création du monde et le mythe décrit la position et les relations entre l’homme et le somme de la nature. La deuxième version réponde plutôt aux questions de relations sociales ; les relations entre les sexes, le comportement vers les règles posées pour organiser la vie commun.

Au début, l’homme était capable de contrôler une partie de la nature, mais incapable d’accéder à une autre partie. Ce sont ses moyens limités ou une force majeure qui interdit cet accède ? En tout cas c’est un droit exogène et imposé, totalement incompréhensible pour le premier homme. A un certain moment de l’évolution, l’homme était prêt de passer cette limite. Jusque ce moment, les deux premières personnes ne s’interrogeaient pas à l’objet de l’interdiction. C’était éloigné et hors leur vie. Quand la question sur la raison de l’interdiction est posée, la désobéissance à la règle exogène ne posait pas de questions morales ou juridiques à Adam et Eve. La violation (ou l’excès ?) de l’interdiction leurs a offert la connaissance, l’évolution. Mais cette évolution a aussi des aspects négatifs, lesquels Adam et Eve ne pouvaient pas imaginer. Autrefois la vie était simple, les relations étaient simples. L’évolution a compliqué leur vie et elle a fait naitre aux nouvelles questions sur le comportement juste. Les travaux sont maintenant séparés pour les hommes et les femmes. Mais surtout, la première règle endogène est née. Les hommes obtiennent une éthique nouvelle pour leurs corps, la quelle était totalement incompréhensible au passé. Cette règle endogène est très forte et ils ne peuvent pas le violer. Ils réalisent maintenant leur individualité et la distance qui les sépare des autres. L’unité de la première société primitive, dont une mémoire pourrait être la relation entre l’homme et Dieu, est déjà rompue. Dès ce moment, une bataille incessante parmi les membres de la société commence et elle caractérise l’évolution sociale. L’homme cueilleur devient agriculteur et puis éleveur. Le nouveau niveau est en contraste avec le précédent, qui veut protéger son place et son pouvoir (Caïn et Abel). Ce conflit a conduit à la guerre pour établir un nouvel équilibre (Seth).

Bref, ce mythe d’origine est écrit en une forme juridique pour garder la mémoire du passé et pour présenter les contrastes pendant l’évolution. Le Droit est divine et parfait, il reflet tous les aspects de la vie et de la nature, il garantie la harmonie. Le temps passe, les circonstances changent (le serpent), et ce Droit ne suffit plus. Un nouveau Droit est né. C’est maintenant le Droit qui puni et qui règle les conflits, qui indique les justes et les injustes. Tous les deux normativités sont des œuvres du Dieu ; leur origine dehors l’humanité leur donne un caractère indubitable et hors l’interférence et l’interaction de l’homme.

Plusieurs phénomènes sont expliqués par la présence et les actions du Dieu. C’est une réponse à l’inconnu et l’inexplicable, mais aussi une consolidation du pouvoir extérieur sur l’homme. Le mythe a une forme juridique ; il y a des règles, des violations, des tribunaux. Les « tribunaux » d’Adam et Eve et de Caïn sont une école pour les contemporaines sur la justice, les règles et les conséquences de la désobéissance. Ces premiers tribunaux reflètent les relations familiales entre Dieu et Homme ou une mémoire des relations sociales des premières communautés ? La justice s’intéresse à celui qui a fait une faille et pose une peine analogue à sa situation, éducative, restauratrice et elle ne détruit pas l’acteur. Le mythe a utilisé les matériaux de la mémoire collective, les souvenirs du genre humaine de son passé, ses expériences, pour fonder une normativité nécessaire pour la période particulière. En fait, un des premiers anthropologues du droit n’était pas Eve, il était l’auteur du mythe.


Ioanna Zarkadoula



[1] Jean-Marie Husser, La genèse et les mythes d’origine, L'enseignement du fait religieux les 5,6 et 7 novembre 2002, URL : http://eduscol.education.fr/cid46348/la-genese-et-les-mythes-d-origine.html

[2] Cl. Lévi-Strauss, « Entretien », Le Nouvel Observateur 817, 5 juillet 1980, cité par Frédéric Monneyron, «Mythes d’origine, fondation nationale et résurgences contemporaines : le cas de l’Italie», paru dans Loxias, Loxias 3, mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1447

[3] Jean-Marie Husser, op.cit.

[4] Par exemple à Genèse 1, l’être humaine est crée «homme et femme», mais à Genèse 2, l’homme est crée d’abord et puis la femme de sa coté.

[5] Par exemple les Grecs, les Perses et les Indiens ont de mythes pareils pour le 4 genres des hommes. De plus, les Babyloniens, les Péruviens et les Mexicaines se référent aux 4 périodes.

[6] Il est intéressant qu’à la mythologie grecque Promytheas a donné aux hommes le feu et la sagesse.

[7] Selon Platon au Symposium, l’être humaine était d’abord mixte et il était très fort et arrogant. C’est pourquoi les dieux ont décidé de le couper et créer l’homme et la femme. C’est aussi l’explication selon Platon du désire entre les hommes et les femmes qui veulent se réunir a un corps.

mercredi 15 décembre 2010

Jean CARBONNIER, « Le droit au non droit »


Entretien réalisé par Olivier Abel, émission « Présence protestante », France 2, réalisation Claude Vajda, 7 et 14 octobre 1993.

Jean Carbonnier (1903 – 2003) est l’un des plus grands penseurs et juristes du 20ème siècle. Il fut professeur à la Faculté de droit de Poitiers de 1937 à 1955, puis celle de l’Université de Paris jusqu’en 1976. Le doyen Carbonnier[1] a ouvert le droit à la sociologie et a ainsi fondé la sociologie juridique. En tant que législateur, ses travaux sur le Code Civil et le droit de la famille ont profondément influencé la Législation française, notamment la loi de 1975 sur le divorce par consentement mutuel.

Résumé

Dans le présent entretien, réalisé dans divers lieux-symboles[2] dans son parcours d’homme et d’universitaire, jean Carbonnier nous livre sa vision du droit, ce mal nécessaire que l’homme est contraint de s’infliger pour que le royaume des hommes ne se détruise pas. Il nous permet d’entr’apercevoir l’étendue de sa réflexion, à travers les notions de droit et de non-droit, sur la société humaine, la croyance religieuse et surtout il nous rend témoin de son regard enveloppé de sagesse et de spiritualité, serein et ancré dans son identité protestante.

Le droit au non-droit c’est le vœu exprimé à des sociétés humaines passionnées de droit[3] qui se trouvent face à une inflation législative et à un pullulement des droits subjectifs, de s’abstenir du droit qui porte en lui toute à la fois un idéal et un postulat de panjurisme et de laisser la place aux autres ordres normatifs.

Analyse

Dans le présent entretien jean Carbonnier nous enseigne que le droit dogmatique appartient aux sociétés humaines, en cela il est « un droit trop humain » disait-il. Il est un mal nécessaire[4]dans le royaume du monde contrairement au royaume de Dieu[5]. Mais la passion pour le droit dogmatique peut mettre la raison en déroute au point de rendre l’humain incapable de concevoir les rapports humains autrement que comme des rapports de droit.

Répondant avec beaucoup d’humour à une question d’Olivier Abel sur un texte qu’il avait rédigé et intitulé « La prosopopée des pieds », jean Carbonnier fait la démonstration de l’absurdité à légiférer sur tout et n’importe quoi. Dans le texte cité, le doyen Carbonnier se questionne avec ironie sur le moyen de sortir d’un compartiment d’autobus sans piétiner sans voisin, faut-il que le droit objectif pose des règles quasi militaires et des gestes millimétrés de mouvement du pied ou que tout simplement la personne qui veut sortir prête attention à ne pas marcher sur le pied de la personne assise en face d’elle ?

« Le voisin va hurler si vous marchez sur ses pieds … La règle de droit ici va s'appliquer immédiatement, vous ne résisterez pas au cri qu'il va pousser. »

Jean Carbonnier écrivait « Ne légiférez qu’en tremblant »[6] et « Ne jugez qu’en tremblant ». Ici le doyen Carbonnier met en garde contre l’abus du droit dogmatique, ce « grand pêché[7] » qui constitue une restriction à la liberté naturelle de l’homme. C’est donc avec prudence que le législateur et le juge, puisque les deux produisent du droit, doivent y recourir. Cette prudence, le doyen Carbonnier se l’est appliqué lorsqu’il a été législateur.

Il avait en effet le souci lorsqu'il légiférait « qu'au résultat de la législation, il n'y ait pas une fraction de la population française qui se sente marginalisée par ce que l'on a fait. Il faut avoir égard à la diversité des réactions »

Face à ce droit dogmatique, jean Carbonnier invitait à laisser la place à tous les phénomènes de non-droit. Là où il y a absence de droit, là où le droit étatique se retire, le non-droit offrira un ordre normatif autre dans une perspective de pluralisme juridique. « Le droit est aux côtés du non-droit dans un rapport soluble, d’inter normativité et d’acculturation réciproque[8] »

C’est en 1963 lors d’un colloque consacré au dépassement du droit que jean Carbonnier présente l’hypothèse du non-droit. En 1969, il écrit dans Flexible droit « La sociologie juridique a pour l’heure étudié la règle de droit (…) qu’elle étudie aussi le jugement. Elle a surtout étudié le droit ; qu’elle étudie aussi le non-droit, tous les phénomènes d’absence de droit. »[9]

Dans la notion de non-droit telle qu’elle a été développée par le doyen Carbonnier « il y a une préférence latente pour l’abstention du droit, un encouragement à s’abstenir du droit le plus possible. L’encouragement s’adresse au juge comme au législateur. »[10]

Cette préférence pour le non-droit trouve-t-elle ses racines dans l’homme spirituel et tourné vers son Créateur qu’était jean Carbonnier ?

Si le droit dogmatique appartient au royaume des hommes, si le droit est « la partie mortelle de l’existence »[11], le non-droit selon jean Carbonnier, est-il le moyen de parvenir au royaume de Dieu ?

Jean Carbonnier, le non-droit ou la quête spirituelle du royaume de Dieu

Tentons une analyse en rapport avec la Genèse : le royaume des hommes est né suite à la désobéissance d’Adam et Eve à qui Dieu avait interdit de manger de l’arbre de la Connaissance et qui abusés par le serpent ont enfreint cet interdit.

Contraints de quitter le royaume de Dieu, ils « descendent » sur la terre qui deviendra le royaume des hommes, lequel est synonyme de difficultés, de labeur et de pêchés[12]. L’humanité s’est développée dans ce royaume et avec elle le droit.

Toujours dans la Genèse, Caïn a tué son frère Abel. La société humaine a engendré la transgression et cette transgression a appelé le droit.

Dans un souvenir et une quête du royaume perdu, l’homme grâce à la spiritualité, c'est-à-dire grâce à une ouverture de son être à l’univers et aux autres créatures aurait recours au non-droit pour atteindre l’état de grâce et d’enchantement qui le rapprocheraient de son Créateur[13].

Le non-droit, partie immortelle de l’existence, est l’énergie qui alimentera le cheminement personnel marqué par le respect de l’Autre et par le respect de tout ce qui compose notre monde. Cela suppose de la part de celui qui s’y inscrit une prise de distance avec son égo, elle est une forme de renoncement aux richesses matérielles au profit d’un épanouissement intérieur, elle est une quête du sens et de l’essentiel, donc de l’invisible.

Pour jean Carbonnier, profondément inscrit dans son identité protestante, cela passe également par un rapport direct avec les Saintes Ecritures. Ce qu’il appelle également les trois seuls : l’Ecriture Seule, la Grâce seule, Dieu Seul.

La symbolique des images et de la réalisation du film

Les séquences tournées dans le musée du désert sont empreintes d’une ambiance de monastère, propice au recueillement. Le chant des oiseaux tout au long du film, la nature omniprésente, sont autant d’invitation à rentrer dans l’univers de jean Carbonnier.

L'entretien se poursuit dans l'herbe, le soleil brille (représentant la spiritualité, l'énergie) à travers les arbres qui sont filmés avec insistance (l'homme vit dans un arbre entre la terre et le ciel, entre l'esprit, l'énergie et la mort. La mort ce sont les pierres sur lesquelles ils sont assis).

Suivent d'autres images de nature, paysages de collines quand résumé de son œuvre. Puis dans le train, il est assis près de la fenêtre et regarde au dehors. Dans sa maison de famille à Libourne on le voit écrire à son bureau. L'entretien se fait encore dehors, sur la terrasse, on entend les oiseaux en fond sonore, mais aussi les cloches.

La deuxième partie commence dans les arbres et avec les vignes. Puis de nombreuses images champêtres des environs de Libourne.

Son bureau est le lieu où se déroule l'essentiel de l'entretien. De là il a élaboré et développé ses théories et écrit ses ouvrages. La caméra très proche pour un entretien au plus près. Il a sur son bureau devant lui un code civil qu'il touche, il est un juriste.

Deux parties de l'entretien se déroulent à l'université Paris II. L'une informelle où il entre par une entrée recouverte de graffiti, on le voit marcher mêlé dans la foule, comme chez lui. Puis dans une salle où il a enseigné aux environs de 1965, il se dit à l'aise d'être sur les bancs, position qu'il juge bien plus confortable que sur l'estrade[14].

Il donne l’image d’un d'un professeur proche des étudiants, le contraire du dominant, imbu de lui même.

L'autre formelle il entre par la belle porte, marche et s'assoit dans un beau couloir et interrogé sur le sens théâtral du droit il dit qu'il ne mettait pas la robe en sociologie juridique, modeste il utilise l'excuse de la craie salissante.

Au musé du Louvres devant le tableau Le Tricheur[15] à l'as de carreau, il en fait une interprétation juridique, qui prend la forme de la question suivante :

« Quand quelqu'un triche dans un jeu illicite, est-ce qu'il ne rétablit pas une sorte justice? »

Son regard protestant est omniprésent. Il ne se déshabille pas de sa culture et nous offre un point de vue non de-subjectivé.


Clémentine Guyot - Zohra HN


[1] Il a gardé cette dénomination de son passage à la Faculté de Poitiers dont il fut le doyen.

[2] Le Musée du Désert, la maison familiale à Libourne sa ville natale, l’Université de Paris II où il a enseigné dans les années 65.

A propos du Musée du Désert : Situé à Mialet dans le Gard, jean Carbonnier en a été le conservateur. Le Musée célèbre la mémoire des protestants Camisards et la guerre des Cévennes. Le mot Désert renvoie au peuple Hébreu qui a connu dans son Histoire la proximité la plus grande avec les Saintes Ecritures, l’Ancien Testament, lorsqu’ils étaient dans le désert. Cet épisode dans l’Histoire protestante symbolise également le retour aux Saintes Ecritures et la relation directe entretenue avec Dieu.

[3] Voir pour plus de détails l’ouvrage « Droit et passion du droit », jean Carbonnier, Flammarion, collection Champs essais, Paris, 1996

[4] Jean Carbonnier : « La loi est un mal nécessaire, puisqu'il faut une contrainte pour faire faire aux gens ce qu'ils devraient faire spontanément » ; « toute loi en soi est un mal »

[5] Théorie des deux règnes de Luther : le règne de Dieu et le règne des hommes

Jean Carbonnier : « Le droit n’appartient pas au royaume de Dieu, le droit appartient au royaume du monde et par conséquent, le droit est marqué des mêmes faiblesses, des mêmes pêchés que le monde. Mais le droit est là pour empêcher le monde de se détruire »

[6] Jean Carbonnier : « (…) Ne légiférez qu’en tremblant, ou bien entre deux solutions, préférez toujours celle qui exige le moins de droit et laisse le plus aux mœurs ou à la morale », in Scolie sur le non-droit, in Flexible droit, L.G.D.J., 2001, p. 50

[7] Jean Carbonnier : « Nous ne sommes pas dans le royaume de Dieu, on est obligé de vivre avec le péché des hommes ; il y en a partout et tout irait très mal s'il n'y avait pas le droit. Mais le droit lui même est un grand péché »

[8] Gilda Nicolau, in cours de Méthodologie en date du 15 novembre 2010

[9] Jean Carbonnier : « on pourrait, à coté du droit dogmatique, imaginer une sociologie du droit, de même que Lucien Lévy-Bruhl pensait qu'on pouvait imaginer une science des mœurs à coté de la morale. »

[10] Jean Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, 2004, P. 63

[11] Gilda Nicolau in cours de Méthodologie en date du 15 novembre 2010

[12] Le premier meurtre : Le meurtre d’Abel

[13] Jean Carbonnier : « Un royaume nouveau où il n'y aura plus de lois, et nous l'espérons tous. »

[14] Jean Carbonnier parle de la fosse orchestre qui existait dans les amphithéâtres entre les places occupées par les étudiants et le professeur, il explique qu’il ne la voyait pas comme une coupure entre professeurs et étudiants mais comme la place pour un orchestre, pourquoi pas donner des cours en musique.

[15] Peint par Georges de La Tour vers 1635

Fiche de lecture sur la conférence d'Alain Caillé


(cf transcription écrite)

La méthode de la fiche de lecture sera ici adaptée aux spécificités de l’objet en question et que présente la retranscription d’une conférence.

1- Présentation du conférencier et de la place de son intervention dans son œuvre.

Alain Caillé est un sociologue français qui a bénéficié d’une formation universitaire plurielle alliant économie et sociologie. Il est lui-même aujourd’hui directeur d’une spécialité de master interdisciplinaire « Société, Économie et Politique » et enseigne la sociologie à l’Université de Paris X. Fortement impliqué dans la recherche universitaire, il anime et co-dirige le SOPHIAPOL, laboratoire fusionnant sociologie, philosophie et anthropologie politiques. Il est à l’origine de la création de la Revue du MAUSS et dirige actuellement cette revue qu’il nourrit régulièrement d’articles et dont les réflexions sont à l’origine du cycle de quatre conférences organisé à la Cité des Sciences du 09 au 30 novembre 2010. L’intervention qui ouvre ce séminaire permet à Alain Caillé d’opérer à une présentation générale des travaux du MAUSS et de donner des clés de compréhension de la théorie du Don que les participants pourront mobiliser lors des trois autres conférences qui ont vocation à traiter de questions plus spécifiques (l’entreprise et l’hôpital plus particulièrement). Cette conférence fait écho aux nombreux articles publiés à la Revue du MAUSS ainsi qu’aux divers ouvrages dont Alain Caillé est l’auteur. Ainsi, son originalité tient moins dans le contenu des réflexions déjà exposées dans diverses publications, et ce depuis 1981, que dans la forme choisie pour les faire partager : un séminaire gratuit et ouvert à tous et au cours duquel les participants se voient invités à questionner et actualiser la pensée –insuffisamment connue selon Alain Caillé- de Marcel Mauss, afin d’entrevoir le projet politique porté par les rédacteurs de la Revue.

2. Situation de la conférence au sein de la discipline en question.

Comment inscrire cette intervention dans une discipline unique ? En réalité, c’est la question de l’interdisciplinarité qui nourrit les réflexions d’Alain Caillé et qui renouvelle sans cesse la portée et la pertinence de la pensée de Marcel Mauss dans nos sociétés actuelles. Jonglant avec des notions empruntées à la fois à l’économie, à la sociologie et à l’anthropologie, Alain Caillé inscrit son intervention dans la ligne éditoriale de la Revue du MAUSS qui se revendique d’essence et de projet pluridisciplinaires. En effet, ses auteurs ainsi que les thèmes qu’elle traite trouvent leur origine dans un large panel de disciplines et offrent une approche pluraliste du Don en le présentant comme véritable projet de société.

Cependant, comme le précisera Alain Caillé en réponse à une question du public, la revue ne compte parmi ses rédacteurs aucun juriste, ce qui explique peut être la carence en termes de transcription juridique et l’absence de réflexion explicitement critique à l’égard du droit positif au sein de ses membres.

3. Situation de la conférence dans le temps et dans l’espace

Comme il a été dit, cette conférence ouvre un séminaire se déroulant à la Cité des Sciences de la Villette tout au long du mois de novembre 2010. Son inscription spatiale et temporelle mérite quelques commentaires. En effet, les réflexions sur lesquelles Alain Caillé base toute son analyse pourraient apparaître à tort comme désuètes et inadaptées puisque tirées d’un ouvrage écrit en 1923 et consacré entièrement au fonctionnement des sociétés dites « archaïques », l’Essai sur le Don de Marcel Mauss. Mais là réside toute la pertinence et l’audace des réflexions du MAUSS. Ses membres travaillent depuis près de trente ans à l’actualisation de la pensée de Marcel Mauss afin d’opérer à une critique acerbe de nos sociétés contemporaines, marchandes et utilitaristes. Les réflexions de Marcel Mauss permettent de mettre en perspective nos manières actuelles de vivre en société sur le plan spatial –toutes les sociétés ne fonctionnent pas comme la nôtre- et temporel –il a existé de nombreuses autres manières de vivre en société. Cette réflexion passe donc par le rejet des théories évolutionnistes et universalistes.

4. Com- préhension de la conférence

Alain Caillé affirme qu’à la question « le don fait-il encore société ? », il faut répondre que « seul le don peut faire société ». Le postulat adopté par la revue du MAUSS, pour être réellement entendu, nécessite d’expliciter le terme ambigu de « don » et la conception politique qui va avec. A l’écoute de cette conférence, on comprend mieux l’interprétation que la Revue fait du don, les raisons de son déclin, et les orientations qui permettraient de le revaloriser pour « faire société ». Le projet politique apparaît alors clairement mais cette analyse contemporaine fait l’économie d’un questionnement sur le droit qui, bien que sans doute présent à l’esprit de l’auteur et apparaissant d’ailleurs en filigrane, mériterait que l’on s’y arrête. En effet, le raisonnement développé par Alain Caillé ne s’ouvre pas explicitement au droit alors que le sens, la place et le rôle de celui-ci pourraient être soulevés à de nombreux égards. Quelle est la part de responsabilité du droit étatique et de sa vocation hégémonique dans l’écrasement de la « société primaire » par la conception utilitariste des relations humaines ? Quelle pourrait être son rôle au sein d’une société « conviviale » qui redonne toute sa place aux sphères dites « primaires » que sont par exemple la famille ou le milieu associatif ? La Revue du MAUSS, si elle veut faire du don un réel projet de société, aurait tout intérêt à dialoguer avec l’anthropologue du droit qui s’applique à déconstruire les conceptions utilitaristes du droit au service de l’émergence et de la valorisation d’un droit fondé sur le système du don de Marcel Mauss.

5. Exploitation des non-dits et des allant-de-soi disciplinaires

Quelques non-dits et allant-de-soi peuvent rendre difficile la compréhension du raisonnement dans ses détails. Ils sont principalement dus à la forme orale et au temps imparti qui viennent limiter la clarté et l’exhaustivité de l’intervention. Cependant, les doutes et incompréhensions peuvent être rapidement levés à la lecture d’articles rédigés par le conférencier et dans lesquels il reprend l’essentiel des points développés ici (cf les citations choisies extraites de ces articles)

Je relève notamment:

- l’empreinte sociologique du discours peut freiner la compréhension du juriste tant au niveau des concepts (exemple : la convivialité n’a pas le sens qu’on lui donne dans le langage courant) que des auteurs cités (exemple : Derrida, Bourdieu…)

- la notion de don peut se prêter à différentes interprétations : il y a en réalité 4 types de théories relatives au don selon Alain Caillé qui s’inscrit dans la 4ème sans clairement expliquer son rejet des 3 autres

- le lien avec le droit et ce que l’auteur entend par droit reste un non-dit qui est pourtant dévoilé dans certains de ses articles : le sociologue partage en réalité des points communs avec la démarche anthropologique du droit peut être sans en avoir pris conscience

- nous sommes parfois trimbalés entre les notions de démocratie, de convivialité, de don et de rejet de la croissance sans que leurs liens soient clairs aux yeux du novice: la Revue du MAUSS s’inscrivant pleinement dans une littérature et un mouvement critique plus large (écologie politique, objection de croissance, localisme…), ces non-dits empêchent de saisir toutes les tenants et aboutissants de la conception maussienne du don.

De plus, certains points ne sont que légèrement abordés car destinés à être traités ultérieurement lors des autres conférences (exemple : les interactions entre les sociétés primaire et secondaire à travers l’exemple de l’entreprise ; l’ambivalence du don lorsqu’il peut être « poison »…)

6. Résumé complet

Partant de l’affirmation que « seul le don peut faire société », Alain Caillé explicite sa thèse en trois étapes successives.

1- Après avoir retracé la genèse de la revue du MAUSS, il s’applique à définir ce qu’est la conception politique du don tel qu’il a été révélé par Marcel Mauss. Il rejette, d’une part, les théories réductrices de Bourdieu et de Derrida qui ignorent l’intentionnalité du don et explicitent, d’autre part, les quatre caractéristiques intrinsèques du don ainsi que la triple alliance qu’il instaure lorsque le « donner-recevoir-rendre » permet de structurer la société.

2- Il s’intéresse dans un deuxième temps à reconsidérer le don dans les sociétés contemporaines à la lumière des évolutions politiques, économiques et religieuses qui ont malmené sa potentialité. L’émergence de la charité par la religion, l’écrasement de la « société primaire » par la « société secondaire » ainsi que l’avènement d’une société centrée sur l’individu et non sur le groupe, sont autant de facteurs qui font émerger une « société monde » dans laquelle le don peine à s’affirmer

3- Enfin, il ouvre la réflexion sur l’avenir du don en se demandant comment, afin de sortir de l’impasse vers laquelle mène une conception utilitariste des relations humaines, nous pourrions construire un paradigme basé sur une conception politique du don. Ce projet passe par la prise de conscience de notre démarche « occidentalo-centrée » qui prône la croissance économique comme universellement nécessaire ainsi que par des propositions concrètes qui doivent orienter la société vers le système du don.

7. Analyse critique : paradigmes et méthodes

Alain Caillé construit son raisonnement sur des couples de concepts qui révèlent l’opposition de paradigmes ou au contraire marquent la complémentarité:

Un danger peut être dans le raisonnement qui vise à opposer les concepts: le « tiers-exclu » ?

- le paradigme de la croissance contre celui de la « convivialité » - au sens développé par Ivan Illich (cf point 10)

- la société « primaire » contre la « société secondaire »

- le caractère hybride du don : à la fois intéressé et désintéressé / libre et obligatoire

- le don lui-même est consacré comme paradigme : doit donc devenir le référent de toutes nos actions, en opposition à l’utilitarisme qui prévaut aujourd’hui

- des preuves sont avancées pour soutenir la thèse, preuves historiques notamment comme l’échec d mythe de la croissance économique dans l’avènement de la démocratie : justifie un changement radical tourné vers la sphère non-marchande et anti-utilitariste que fédère le système du don

- l’opposition entre utilitarisme et intérêt est à souligner

Cette conférence, en considérant L’essai sur le don de Mauss comme déterminant pour critiquer nos sociétés contemporaines, s’inscrit dans un refus de l’évolutionnisme et de l’universalisme qui sont deux démarches très fréquentes dans les sciences sociales.

8. Ecriture des références en vue de leur exploitation dans le mémoire. Thésaurisation.

Exemples d’articles du conférencier dans lesquels ce dernier explicite sa thèse :

- site internet de la Revue du MAUSS (www.revuedumauss.com.fr) -cf bibliographie d’Alain Caillé

- A. CAILLÉ, « Le don entre science sociale et psychanalyse. L'héritage de Marcel Mauss jusqu'à Lacan », dans la Revue du MAUSS semestrielle, n°27, 2006, p. 57-78

- A. CAILLÉ, « Présentation », dans la Revue du MAUSS semestrielle, n°27, 2006, p.7-36

- A. CAILLÉ, « Ce qu’on appelle si mal le don... ». Que le don est de l’ordre du don, dans La Revue du MAUSS semestrielle, n°30, 2007, p.393-404

9. Note des citations mises de côté pour la rédaction du mémoire ainsi que leur référence précise

- « Le don est d’abord et avant tout un opérateur politique, au sens le plus général du terme. C’est lui qui opère l’alliance (l’adsociation), le passage de la guerre à la paix. » (A. CAILLÉ, « Ce qu’on appelle si mal le don... ». Que le don est de l’ordre du don, dans La Revue du MAUSS semestrielle, n°30, 2007, p.401)

Citations qui explorent la relation entre le don et le droit positif :

- « Contrairement à ce que l’on croirait spontanément, le don continue à jouer un rôle essentiel au sein des sociétés modernes, même si son espace y apparaît fortement réduit au profit de sphères régies par des lois plus ou moins impersonnelles, les sphères du marché, de l’État, de la science, bref, ce que j’appelle la socialité secondaire. Le don continue à structurer la sphère des relations interpersonnelles, familiales, amicales ou de voisinage, ce que j’appelle la socialité primaire.» (ibid)

- «Cette socialité secondaire est régie par une exigence d’impersonnalité, par des lois impersonnelles: la loi du marché, la loi de l’État qui ne fait exception pour personne […]. Mon pari théorique consiste à dire que dans la socialité primaire[…] nous restons régis par l’obligation de donner, recevoir et rendre. C’est en entrant dans ce cycle de donner, recevoir, rendre que nous devenons humains tout simplement » (A. CAILLÉ, Le don entre science sociale et psychanalyse. L'héritage de Marcel Mauss jusqu'à Lacan, dans la Revue du MAUSS semestrielle, n°27, 2006, p. 18)

- « le don est un opérateur d’ambivalence, un opérateur ambivalent de l’ambivalence […]. Ce qui élimine l’ambivalence, c’est ce dont je viens de parler, c’est la loi de la socialité secondaire, c’est le marché, le donnant-donnant ; on est quittes. Si on se situe dans l’équivalence, il n’y a pas d’ambivalence : la loi, c’est la loi. » (ibid)

10. Relations hypertextuelles établies entre la conférence et les lectures

Cette conférence m’a permis de faire le lien avec des lectures déjà effectuées:

- M. MAUSS, « L’Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1995

- le concept de « convivialité » développé par un des précurseurs de l’écologie politique, Ivan Illich: I. ILLICH, La convivialité, Paris, Seuil, 1973

- la critique de la croissance et du développement comme mythes des sociétés occidentales : S. LATOUCHE, Petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et une nuits, 2007 et Survivre au développement, Paris, Mille et une nuits, 2006

- la position de Marcel Hénaff sur le don : Entretien avec M. HENAFF, « De la philosophie à l’anthropologie, comment interpréter le don », dans Esprit, numéro intitulé « Y a-t-il encore des biens non-marchands ? », février 2002

- celle de Maurice Godelier (lien avec le sacré) : M. GODELIER, l’Enigme du don, Paris, Fayard, 1996

Certains points sont éclairés par les autres conférences du cycle :

- fiche de lecture de Romain sur le don en entreprise (2ème conférence)

- fiche de lecture d’Amandine sur le don dans le domaine hospitalier (3ème conférence)

- fiche de lecture de Kamel sur l’ambivalence du don (4ème conférence)

Un lien peut être étendu à des lectures plus juridiques qui permettraient de retranscrire certains propos en termes juridiques :

- voir les tensions entre marché et système du don à travers celles entre droit et non-droit : J. CARBONNIER, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2001,

- le « pluralisme juridique » qui permettrait d’envisager la circulation du don au sein des diverses sphères primaires comme constituant des ordres juridiques autonomes : voir notamment la théorie radicale de R. A. MACDONALD, « L’hypothèse du pluralisme juridique dans nos sociétés démocratiques avancées », présenté au colloque Les transformations du droit et de la théorie normative du droit, en mai 2001 à la Faculté de droit de Sherbrooke, 20 pages

Cécile Bes

Cycle de conférences « Le don fait-il encore société ? »


Retranscription de la première conférence : « Ce que donner veut dire –anthropologie et philosophie du don » du 09/11/2010

Conférencier : Alain Caillé

Introduction

Une prise de conscience s’impose : seul le don peut faire société. Or, dans les sociétés contemporaines, le don apparaît aujourd’hui comme menacé. Une réévaluation des potentialités du pouvoir du don pourrait cependant nous sauver, à la condition que l’on développe une conception politique du don.

Nous expliciterons cette réflexion en 3 temps :

Il nous faut tout d’abord expliquer la position de la Revue du MAUSS afin de comprendre ce que serait une conception politique du don et qui permet d’envisager le don comme faisant réellement société (1). Puis, nous dresserons un état des lieux de la situation actuelle du don en actualisant la pensée de Marcel Mauss à nos sociétés contemporaines (2). Enfin, nous nous demanderons « vers quoi allons-nous ? » en nous interrogeant sur l’avenir de la démocratie à travers celui du don (3).

1- Les réflexions développées par la Revue du MAUSS : pour une conception politique du don

Contexte de création de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) :

Dans les années 70, les économistes généralisent le raisonnement économique à toutes les sphères de la société : la représentation de l’Homme comme « Homo Economicus », utilisée pour expliquer le fonctionnement de l’économie, devient un modèle transposable à des objets tels que le divorce, l’éducation ou la religion. Les économistes cherchent à calculer la rentabilité économique de toute activité même impropre à la sphère économique. C’est en réaction à cette évolution de la pensée économique qui influence également la sociologie (Boudon, Bourdieu), que la Revue du MAUSS est créée en 1981.

Pourquoi s’appuyer sur la pensée de Marcel Mauss ?

Cet auteur -et particulièrement un de ses ouvrages, Essai sur le don- apparaît comme celui apportant le plus de matériaux pour mobiliser des ressources scientifiques face à cette généralisation de la pensée économique. En effet, les développements effectués dans son ouvrage permettent de conclure que l’Homme n’a pas toujours été un animal économique, au contraire il ne l’est devenu que très récemment. En synthétisant toute la littérature ethnographique de son époque, mais bien que n’ayant jamais fait de terrain, il découvre que les sociétés premières ne reposaient ni sur le marché, ni sur le contrat, ni sur le troc. Au contraire, elles reposaient toutes sur la « triple obligation », celle de donner, de recevoir, et de rendre. Se montrer généreux et reconnaître la générosité de l’autre. Le don n’est pas charité, il est déclaration de guerre. Il s’agit en réalité d’aplatir son rival par sa générosité car le don oblige l’autre, l’amoindrit lorsque ce dernier ne peut pas rendre. Or, cette déclaration de guerre permet d’éviter la guerre physique et de se concentrer sur la générosité, de transformer ses ennemis en amis.

Le système de don instaure une triple alliance :

-horizontale : entre les guerriers : il s’agit d’échanger des présents plutôt que de combattre : le présent le plus significatif est le don des femmes

-verticale : découle du don des femmes : instaure une alliance par le sang : par les ancêtres et la progéniture

-diagonale : avec des entités invisibles : alliance reposant sur le sacrifice, le religieux

Ainsi, grâce au don et à cette triple alliance, la structuration politique de la société s’établit autour de la reconnaissance et de la transformation de ses ennemis en amis.

Précision autour de la générosité : le don est-il généreux ?

Lorsqu’on s’intéresse au sens du don, deux écueils sont à éviter. Le premier découle à la fois du postulat économiste et des théories de Bourdieu relatives au capital social. Il consiste à considérer l’Homme comme un être foncièrement intéressé incapable de donner pour un autre motif que la satisfaction de son intérêt propre. Le second procède de la philosophie phénoménologique qui voit l’essence du don dans l’absence totale de don. En effet, selon Derrida par exemple, lorsque je donne je ne donne pas car je me regarde en train de donner et cette démarche narcissique invalide donc l’intentionnalité du don. Le vrai don consisterait à ne rien donner.

Ces deux théories amènent à déconsidérer le don dans sa potentialité à faire société. Elles voilent le véritable questionnement relatif au don : quelle est la bonne intentionnalité du don ?

Dans cette perspective, les réflexions de Marcel Mauss permettent de dépasser ces deux écueils et d’envisager le véritable rôle du don dans la société.

Les quatre mobiles fondamentaux de Marcel Mauss :

-le don est à la fois intéressé (1) et désintéressé (2): celui qui donne trouve son compte à condition que l’autre donne à son tour.

-le don est libre (3) et obligatoire (4) à la fois : il est obligatoire socialement pour vivre en société mais la liberté du don se manifeste par le choix du cadeau, de celui à qui l’on donne, etc…

Il est donc nécessaire que le don mélange ces 2 couples. Le don est hybride et c’est seulement en mariant ces quatre mobiles irréductibles qu’il est don :

-si je n’ai d’intérêt que pour moi (1) alors je reste dans la logique purement économique de l’échange // si je n’ai d’intérêt que pour l’autre (2) alors je tombe dans le régime sacrificiel

- si je donne seulement par obligation (3) alors le rituel est stérile // si je donne en toute liberté (4) alors ce n’est pas un don mais un acte gratuit dénué de sens

2- Le don aujourd’hui : actualisation de la pensée de Marcel Mauss

Trois remarques permettent de comprendre la place du don dans nos sociétés contemporaines.

Le rôle des religions tout d’abord. Les religions ont généralisé le don en l’étendant aux inconnus et non à la communauté, comme c’était le cas dans les sociétés premières. Elles l’ont également radicalisé (on s’affiche généreux et on donne pour de bon, alors que le don suppose surtout de s’afficher comme généreux sans nécessairement donner). Elles l’ont enfin intériorisé comme une obligation qui vise à donner sans montrer que l’on donne puisque donner devient une affaire de morale. C’est cette moralisation du don qui a marqué l’avènement de la démocratie dans l’espace national.

On constate aujourd’hui l’existence de deux types de sociétés :

-la société secondaire : moderne : celle dans laquelle dominent le marché, l’entreprise, l’échange économique, etc. Dans ce type de société, l’efficacité fonctionnelle des personnes est bien plus importante que les personnes elles-mêmes

-la société primaire : traditionnelle : la famille, les amis, les petites associations, etc.

L’affirmation contraire est ici valide : ce sont les personnes, bien plus que leur efficacité fonctionnelle, qui comptent. C’est le don qui régit ce type de société. Or, le don est aujourd’hui en danger parce que le rôle de ce type de société tend à s’affaiblir et à laisser la place à la société secondaire dans laquelle la rationalité économique prédomine.

La conception politique du don. Elle ne concerne pas seulement la relation de personne à personne. Elle envisage le don dans sa dimension méso sociologique, microsociologique, comme les relations d’association à association par exemple. Si cette conception était généralisée, on pourrait l’appliquer au sein d’une communauté politique, du politique en lui-même, ce qui permettrait de réaliser l’intégral des dons.

Nous sommes actuellement entrés dans l’ère du « régime totalitariste à l’envers » : seul ce qui est de l’ordre de l’individu devient légitime, le « commun » est indécent. La place de la société primaire s’amenuise. Nous sommes également passés du stade de la « grande société » à celui de « société monde » ce qui complexifie les relations entre les hommes. La « petite société » caractérisée par la prédominance du système du don à petite échelle a laissé la place aux « grandes sociétés » comme la religion ou le politique, et pour lesquels la Loi est devenue l’outil majeur. Enfin, la « société monde » a émergé, s’appuyant sur internet et le virtuel ainsi que sur une conception renouvelée du don notamment en matière de logiciels libres, etc…

3- Où allons-nous ?

Dans ce contexte –société monde, complexification des relations, prédominance de la société secondaire- quel est l’avenir de la démocratie et du don ?

Dans la lignée de la réflexion développée par Thomas Penn en 1797 en matière de droits de l’homme, on peut se demander comment faire préférer aux hommes la société à la guerre, la démocratie à la guerre. La question de l’intérêt du don et de sa séduction pour les hommes dans nos sociétés modernes est une question de politique fondamentale. Nos sociétés sont caractérisées par des conceptions utilitaristes de la démocratie et le don ne peut y échapper. Comme le souligne Hanna Arendt, toute les philosophies de la démocratie sont empruntes de la question suivante : « à quoi ça me sert ? ». Les choix d’individus séparés qui s’associent librement sont orientés vers la maximisation de leurs avantages individuels.

Une critique de cette conception peut être dressée sur trois plans :

-elle est « occidentalo-centrée » : elle repose sur la certitude de la supériorité de la civilisation occidentale. Or, il faut adopter une logique de la reconnaissance de l’altérité et de l’égale légitimité des cultures

-elle nécessite une situation économique favorable : un taux de croissance élevé qui permet la croyance en un avenir meilleur. Or, nos sociétés sont caractérisées par des périodes de faible croissance, voire d’état stationnaire

- elle part du postulat et de la croyance que la croissance économique amène la démocratie. Or, l’actualité internationale et les constats politiques et environnementaux invalident cette croyance.

Protéger la démocratie dans nos sociétés actuelles doit donc passer par un nouveau paradigme et c’est ici précisément que le don peut déployer toutes ses potentialités.

Ce qui nous permet de protéger la démocratie, ce n’est pas la croissance, c’est la « convivialité » qui consiste à renoncer à l’ubris et à la puissance. De nouveaux principes organisateurs du monde sont à envisager :

- la construction d’une commune humanité : la logique du don s’exercera à l’échelle mondiale et permettra de promouvoir une « société monde » anti-utilitariste. La convivialité sera le maître mot et le don un outil politique au service de ce nouveau paradigme qui permettra d’assurer un état de démocratie et non de guerre, « de transformer ses ennemis en amis ».

- l’organisation de ce nouveau monde ne peut occulter le problème des revenus et du partage des richesses qui est inéluctablement lié au passage d’un état de guerre à un état de démocratie : un revenu minimum inconditionnel doit être instauré et un niveau de revenu maximum doit permettre de limiter la puissance et la démesure.

Seul le système du don peut nous sauver en permettant la mise en place de ces principes organisateurs et la création d’une société conviviale. Là réside toute l’importance de la conception politique du don défendue par la Revue du MAUSS et qui permet, en confrontant la pensée de Marcel Mauss aux défis posés par nos sociétés modernes, de reprendre conscience que seul le don fait société et que lui seul permettra de sortir des impasses d’une conception économiciste et utilitariste des relations humaines.

Cécile Bes